LES GRANDS FEUX
Par Félix Rousseau, Professeur à l’université de Liège,
Président de la Commission namuroise du folklore
Parmi les coutumes les plus spectaculaires du folklore rural, en Wallonie, figure le Grand Feu. Dans nos campagnes, on allumait le Grand Feu, soit à la St-Jean, le 24 juin, c’est-à-dire au solstice d’été, soit le 1er dimanche de Carême, dénommé le dimanche des brandons. Il s’agit d’une coutume millénaire.
Le Grand Feu avait une signification symbolique. Dans le Namurois, on était fidèle au Grand Feu du dimanche des brandons. Il était l’annonciateur de la fin de l’hiver, de l’avènement du printemps. Il marquait la fin des veillées. « Au Grand Feu, les sizes au feu », dit un très vieux proverbe de chez nous. Les sizes, ou veillées, se tenaient pendant les mois réputés noirs, c’est-à-dire de novembre à février.
Les traditions relatives au Grand Feu sont demeurées immuables pendant des siècles. Je vais en évoquer quelques-unes.
Le Grand Feu consiste en un bûcher énorme – le plus énorme possible – formé de fagots, de bottes de paille, etc, recueillis dans toutes les maisons du village. Ce bûcher était toujours dressé aux mêmes endroits – un endroit fixé par la tradition – à un point culminant, une hauteur dominant toute la région, car il doit être aperçu le plus loin possible. Cet endroit traditionnel présentait souvent un intérêt archéologique, ancien lieu sacré très probablement. C’est le cas sans doute ici, à Bouge, où le Grand Feu n’est pas une coutume reprise mais n’a cessé d’être en usage depuis des temps immémoriaux.
Lorsque l’obscurité était complète, on allumait le feu selon un cérémonial traditionnel et l’honneur en était réservé, soit au capitaine de la Jeunesse ou « maisse djone homme » soit au dernier marié de l’année, soit au mayeur, soit encore à une personnalité que l’on désirait honorer spécialement. Dès que la flamme montait, les mains cherchaient les mains et les rondes commençaient. Aussi loin que la vue portait, les hauteurs, les tiennes les plus élevées se couronnaient de lueurs.
Maintes idées superstitieuses se rattachaient au Grand Feu : on prétendait que celui qui en voyait sept à la fois n’avait rien à redouter des grimaciers et des sorcières pendant un an. Le chiffre fatidique 7 est à souligner ici. Sept est un chiffre sacré dans presque toutes les religions. Autrefois, les braises et les cendres provenant du Grand Feu étaient vendues aux enchères et achetées par les cultivateurs. Répandues dans les champs, elles préservaient – disait-on – des rats et des souris et procuraient de bonnes récoltes. Quand on ne fait pas le Grand Feu, affirmaient les bonnes gens, Dieu le fait. C’est-à-dire qu’il y aura certainement un incendie dans le village au cours de l’année. La personne qui parvenait à franchir le brasier d’un bond était préservée des maux de ventre pendant un an.
Dans les religions primitives, le feu, emblème du soleil, passait pour exercer une influence profonde sur le temps et la végétation. Le Grand Feu de la St-Jean s’allumait au solstice d’été, au moment où vont mûrir les moissons. Le Grand Feu du dimanche des brandons – le seul en usage dans le Namurois – annonçait l’avènement du printemps, marquait cet instant émouvant où la nature va se réveiller de son sommeil hivernal. Donc, dans les deux cas, il s’agit de la réminiscence d’une antique cérémonie destinée à assurer la fertilité des champs.
Notons aussi, chez nous, cette adaptation chrétienne qui relève de la Légende Dorée : les feux du premier dimanche de Carême seraient un souvenir des feux allumés pour retrouver l’Enfant Jésus que ses parents croyaient égaré, alors qu’il était resté au Temple, au milieu des docteurs.
Vous voyez quel intérêt présente le Grand Feu dans les traditions de notre vieux terroir. Il faut féliciter très vivement les habitants de Bouge et en particulier les membres de la Confrérie du Grand Feu, de la fidélité qu’il porte aux usages que leur ont légués de très lointains aïeux.